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Pierre Balguerie-Stuttenberg

Fils de Jean-Pierre Balguerie de Blanchon et Marie-Margueritte Corrégeolles
Rentre en mars 1798, à 19 ans, comme apprenti, dans la maison Biré & Verdonnet
En 1805, il devient le directeur de la maison lorsque ses patrons se retirent des affaires
En 1809, il épouse Sophie-Suzanne Stuttenberg (1791-1837), fille d'un puissant négociant en vin
En 1816, il prend la tête d'une association d'armateurs et de négociants bordelais afin de construire le pont de pierre...


Pierre Balguerie-Stuttenberg

Sa vie - Son oeuvre

Sources Source : L'armateur Balguerie-Stuttenberg et son oeuvre : le réveil économique de Bordeaux sous la Restauration
PIERRE DE JOINVILLE - Docteur ès lettres - Docteur en droit - 1914


Pierre Balguerie-Stuttenberg, né le 30 septembre 1778 à Aiguillon (Lot-et-Garonne) et mort le 19 août 1825 à Bagnères-de-Bigorre (Hautes-Pyrénées), était un négociant et un armateur bordelais.

Jeunesse de Pierre Balguerie

Pierre Balguerie, connu plus tard sous le nom de Balguerie-Stuttenberg, appartenait à une famille protestante originaire de l'Agenais, qui se dispersa à la suite de la révocation de l'Edit de Nantes. Comme beaucoup de leurs coreligionnaires, plusieurs des Balguerie se décidèrent à gagner l'étranger. Désireux de se soustraire aux conséquences de l'ordonnance de Fontainebleau du 17 octobre 1685, qui abolissait le système institué par Henri IV pour l'exercice de la religion réformée, ils se retirèrent en Hollande. D'autres s'établirent à Bordeaux, s'y livrèrent aux opérations de commerce et d'armement, avec un certain succès ; sans obtenir la réputation des Bonnaffé ou des Gradis, le rang qu'ils occupaient dans la société locale, au XVIIIe siècle, était fort honorable. Ils peuvent être comptés dans l'élite des négociants bordelais du temps, et l'un d'entre eux, Louis Balguerie, avait acquis une fortune si considérable qu'il avait reçu le sobriquet de « Balguerie-Million ».

Le père de Pierre, Jean Balguerie, qui s'était lancé aussi dans les entreprises maritimes et coloniales, entretenait des relations d'affaires suivies avec Saint-Domingue où il possédait une exploitation agricole, « l'habitation Corregeolles », procurant d'importants revenus.

A cette époque, la plupart des négociants du Sud-Ouest avaient des intérêts à Haïti et l'on sait combien le trafic avec cette Antille contribua à l'enrichissementdes Bordelais. De son mariage avec Marie-Marguerite Corregeolles, Jean Balguerie eut quatre enfants : Jean-Isaac, né le 27 mai 1771, auquel succédèrent Jacques-Belisle le 13 avril 1773, Marie le 8 septembre 1774 et enfin, Pierre Balguerie, le futur armateur qui devait s'illustrer sous la Restauration, le jeudi 1er octobre 1778 à Bordeaux.

Tout semblait prédisposer la famille Balguerie à continuer le commerce dans lequel elle était déjà parvenue à l'opulence, quand éclata la Révolution de 1789. L'insurrection de Saint-Domingue porta un coup irrémédiable aux Bordelais. Ruiné par les événements, Jean Balguerie se retira à la campagne, aux environs d'Aiguillon, et y vécut désormais dans l'obscurité et la gêne, au point même de se désintéresser de l'éducation de ses enfants. Après les années brillantes et les spéculations heureuses qui avaient marqué la fin de l'ancien régime, le contraste était d'autant plus rude et douloureux.

Au milieu des regrets du passé, accrus par l'inquiétude de l'avenir, l'instruction de Pierre Balguerie fut entièrement négligée et il ne reçut que les premiers principes, les notions les plus succinctes des sciences élémentaires. Tout ce qu'il sut, et ses connaissances furent étendues non seulement en matière commerciale mais dans toutes les questions maritimes et coloniales, il l'apprit, par conséquent, grâce à son travail personnel, à son intelligence et à son amour de l'étude.

Il devait être le seul ouvrier de sa fortune, il fut aussi son principal professeur et le résultat auquel il parvint est d'autant plus remarquable que ses débuts avaient été modestes et sans appui, dans l'effondrement des espérances paternelles. Après avoir passé ainsi une première jeunesse assez triste dans la maison familiale, Pierre Balguerie fut placé, en 1798, comme apprenti, dans la maison Biré et Verdonnet, de Bordeaux, qui s'occupait du commerce des toiles. Il ne tarda pas à se signaler par son aptitude aux affaires, sa vivacité d'esprit et une parfaite loyauté ; et en même temps qu'il remplissait ses fonctions de commis, il complétait son instruction.

Les qualités dont il donnait chaque jour des preuves lui valurent l'estime et l'affection de ses patrons. Lorsqu'ils se retirèrent des affaires en 1805, ils lui laissèrent la suite de leur commerce, auquel ils continuèrent, cependant, de s'intéresser, en commanditant leur ancien employé. Verdonnet, entre autres, lui confia 40.000 francs et Balguerie put étendre ses opérations et en augmenter rapidement l'importance.
Pierre Balguerie n'a que 27 ans : le voilà chef de maison et il va bientôt devenir chef de famille. Il s'était déjà acquis une véritable notoriété quand, le 12 octobre 1809, il épousa la fille du négociant en vins Stuttenberg, originaire de Lubeck.
C'est à dater de cette union qu'il prit l'habitude de se faire désigner sous le nom de Balguerie-Stuttenberg, afin de se distinguer des autres membres de sa famille.

Après le décès de son beau-père, il réunit la maison de ce dernier à la sienne. Il joignit, désormais, le commerce des vins à celui des toiles et se lança dans les opérations d'armement qui avaient contribué à la fortune de ses ancêtres et qu'il méditait de relever. Il s'associa dans ce but avec le baron Sarget, de sorte qu'il adopta comme raison sociale : Balguerie-Sarget et Cie.

Mais les choses étaient bien changées depuis l'époque où les vaisseaux s'amarraient en rangs serrés dans la rivière de Bordeaux.
Au lieu de faciles armements dont les bénéfices étaient escomptés d'avance, il fallait lutter contre les entraves du Blocus continental et notre trafic maritime était presque nul. Quelques rares navires pouvaient entrer et sortir du port de Bordeaux et tout le commerce roulait à peu près exclusivement sur des denrées coloniales d'un prix excessif, par conséquent d'une très faible consommation, et sur les produits de nos manufactures du Nord, particulièrement les tissus de lin et de coton.

Loin de se laisser rebuter par cet état du marché mondial, Balguerie se mit hardiment au travail, s'attachant à tirer des circonstances le meilleur parti possible. Il réussit à se créer des relations fructueuses et d'honorables patronages, et se fit concéder des licences qui lui permirent d'expédier plusieurs bâtiments en Angleterre, en Espagne et en Amérique. Les cargaisons rapportées sur les navires la Lisbeth, l'Oriental, la Phébé, la Vesta, le Nepune, qui furent armés sous ces conditions spéciales par la maison Balguerie-Sarget, fournirent des gains rémunérateurs.

Durant cette période si critique pour les négociants de nos ports, on doit admirer la sagacité avec laquelle Pierre Balguerie utilisa les ressources qui restaient à nos villes maritimes et l'ingéniosité qu'il déploya pour explorer les voies économiques les plus productives, essayer les divers débouchés, se multiplier partout. Le succès, d'ailleurs, vint couronner ces efforts méritoires, et Balguerie améliorait, chaque jour davantage, sa situation dans le monde commercial. Vers la fin de l'Empire, il était à la tête des négociants bordelais qui se signalaient par la sûreté de leurs opérations, et sa maison était l'une des plus solides de la place. La cessation des hostilités sur terre et sur mer arrivait à point nommé pour permettre à cet homme jeune, actif, de donner toute sa mesure, de faire sentir toute l'influence dont le rendaient capable les capitaux qu'il avait amassés et l'autorité morale que lui valait son caractère.
Esprit large et bienveillant, très ouvert aux idées nouvelles, recherchant volontiers dans ses entreprises le côté philanthropique, Balguerie comptait de nombreux amis, en dépit de la jalousie dont la rapidité de ses succès le rendait l'objet et qui lui causa souvent des peines cruelles au cours de sa carrière.
C'est là un sort commun à tous ceux que la fortune favorise et il était d'autant plus difficile à Pierre Balguerie d'y échapper que les résultats, obtenus par son travail, avaient été plus brillants et plus rapides et qu'il dirigeait une maison de commerce représentant des intérêts considérables.

Royaliste, mais libéral, Balguerie appartenait à cette nombreuse catégorie de Bordelais qui, sans approuver la trahison du 12 mars et le coup de main dont Lynch fut le triste héros, avaient fait bon accueil à la monarchie. Il ne put cependant voir sans regrets ni inquiétudes toutes les erreurs commises par la première Restauration. Ses opinions étaient constitutionnelles et, par conséquent, ses sympathies acquises à un régime s'inspirant des doctrines anglaises. Il voulait un pouvoir souverain modéré et une sérieuse représentation nationale, les nouveaux principes sur lesquels était basée la société française depuis la Révolution se trouvant sauvegardés.

Combien éloignée de ces idées fut notre politique intérieure pendant l'année 1814 et au début de 1815, alors que l'ancienne et la nouvelle France se heurtaient et que le pouvoir royal laissait prendre aux émigrés et aux ultras une place toujours plus grande dans l'administration, la politique ou l'armée !
Balguerie redoutait les conséquences d'un pareil système pour la tranquillité générale, réclamée par le commerce depuis longtemps ; les événements lui donnèrent raison. Si les Bourbons avaient écouté les voeux de cette bourgeoisie laborieuse et pondérée dont les armateurs représentaient une notable fraction, ils n'eussent peut-être pas eu à subir la crise de 1815 et ils se seraient sauvés en 1830, tandis qu'ils compromirent deux fois leur cause, pour s'être laissés diriger par des royalistes imprudents, suspects à la majorité des Français de vouloir rétablir l'ancien régime.

Nous avons parlé précédemment de la bienveillance que manifestèrent plusieurs hommes d'Etat de la Restauration à l'égard de Bordeaux. En ce qui concerne particulièrement Balguerie-Stuttenberg, Laîné fut un de ceux qui lui accordèrent un appui constant Durant les nombreux séjours que fit dans la Gironde le futur ministre, des rapports cordiaux se nouèrent entre lui et l'armateur ; séduit par les idées ingénieuses de Balguerie, Laîné ne lui marchanda dans la suite ni sa bonne volonté ni son influence et il lui en donna une preuve, dès les premiers temps du retour des Bourbons, lors de l'affaire du navire le César.

L'affaire du César

L'affaire du César est un épisode qui se rattache à l'histoire de l'invasion anglaise dans les départements du Sud-Ouest, en 1814.

Lorsque les troupes britanniques eurent pénétré dans Bordeaux, le commissaire-ordonnateur de cette armée fit apposer les scellés sur tous les objets appartenant aux diverses administrations. Il y avait, à cette date, dans les magasins, de grandes quantités de tabac et de sel qui furent mises sous séquestre avec des dépôts de vins, sur lesquels le gouvernement avait consenti des avances à différents propriétaires de la Gironde.

Peu après, le droit de confiscation fut également exercé sur plusieurs vaisseaux se trouvant dans la rade, parmi lesquels était le navire le César, alors propriété de l'armateur Ducournau qui devait le vendre plus tard à Balguerie-Stuttenberg.

Ces bâtiments étaient primitivement mouillés sur la rive droite de la Garonne. Les Anglais n'ayant fait, d'abord, aucune tentative pour franchir le fleuve, les armateurs négligèrent d'abriter leurs bateaux sous les canons de la citadelle de Blaye ou dans le port de Libourne, encore gardé par les troupes françaises.

Peut-être aussi avaient-ils une naïve confiance dans la parole des alliés déclarant ne pas faire la guerre à la France mais à Napoléon, et croyaient-ils que le pavillon blanc serait pour eux une garantie !

Sans défiance, le commandant de la rade accepta l'invitation qui lui fut adressée par le sieur O'Gilvy, commissaire anglais à Bordeaux, d'amarrer les navires sur la rive gauche afin, soidisant, de les mieux protéger contre les déprédations.

Les scellés furent apposés sur les bâtiments, aussitôt cette manoeuvre exécutée, et, le 20 mai, O'Gilvy présentait au préfet de la Gironde une consultation de l'avocat du roi d'Angleterre relative à leur confiscation définitive. Ainsi, se trouvaient arrêtés tous les préparatifs que commençaient déjà les Bordelais pour de nouvelles expéditions.

Les généraux ennemis prétendaient qu'il y avait eu conquête de la ville et que nulle convention ou capitulation n'ayant réglé le sort de ordeaux, la saisie de denrées et de bâtiments était le juste prix de leur victoire. A ce raisonnement, les autorités françaises et les négociants répondirent, d'une manière un peu spécieuse, que leur cité n'avait pas été « conquise », au véritable sens de ce mot.

En effet, disaient-ils, quand le général Beresford entra dans nos murs, Bordeaux était déjà ville royale, l'ennemi n'y arbora pas les drapeaux anglais et seul y flotta l'étendard fleurdelisé. De même, après l'arrivée du duc d'Angoulême, le drapeau blanc fut hissé sur tous les navires de la rade, en présence des troupes étrangères. L'auraient-elles souffert si ces vaisseaux étaient devenus, du fait de l'occupation, des propriétés britanniques ?

C'est en amis que les Anglais avaient été reçus et s'ils n'avaient pas été considérés comme tels, les portes ne se seraient pas ouvertes devant quatre régiments.

Enfin, un précédent était invoqué : celui de Saint-Jean-de-Luz où se trouvaient des navires appartenant à des Français, à l'époque où les armées alliées en prirent possession. Or, loin de s'emparer de ces bateaux, les Anglais les nolisèrent aux propriétaires afin de pouvoir les affecter au service de leurs troupes. Pourquoi donc des bâtiments mouillés devant une ville qui n'a pas été conquise seraient-ils pris, alors que d'autres furent respectés dans un port livré à Wellington par les hasards de la guerre ?

Malgré ces plaintes, les Anglais maintinrent leurs exigences ; ils finirent, cependant, par accepter d'engager des négociations, à la suite desquelles il fut décidé qu'ils disposeraient des sels et des tabacs saisis dans les magasins, tandis que les propriétés particulières, vins et bâtiments, seraient rachetées. Le prix n'en fut, d'ailleurs, pas ratifié de suite ; il devait donner lieu, entre les deux gouvernements, à des conversations diplomatiques qui durèrent jusqu'en 1817 ; les demandes des Anglais fixées primitivement à 7 millions furent ramenées à 2 millions 200.000 francs.

Sitôt ces pourparlers entamés, les négociants avaient recouvré la pleine propriété de leurs navires, après qu'estimation en eût été faite, et ils purent espérer que rien ne viendrait plus les troubler.

Le trois-mâts le César n'était pas compris dans ces mesures libératrices, sous prétexte qu'il était propriété américaine, et il fallut longuement démontrer, qu'ayant été construit à Bordeaux, il n'avait jamais cessé d'être de nationalité française. Le commissaire O'Gilvy persista, néanmoins, dans ses prétentions et, déclarant insuffisante l'estimation déjà faite du navire, ordonna le maintien du séquestre, sans se laisser émouvoir par les réclamations du propriétaire et de la Chambre de Commerce auprès du ministre de la Marine.

Cette affaire fut le motif de négociations entre notre ambassadeur à Londres, le marquis d'Osmond, et le gouvernement britannique ; elle n'était pas encore élucidée quand Balguerie-Stuttenberg, le 8 juillet 1815, acheta le César, qu'il pensait employer au commerce des Indes.

Quelques semaines plus tard, l'incident du séquestre paraissait clos et l'ambassadeur britannique, Sir Charles Stuart, envoyait ses instructions à Pennell, consul anglais à Bordeaux. Main-levée entière était accordée au César, moyennant un cautionnement versé par ses armateurs qui recouvraient le droit de disposer du navire à leur guise et de lui faire prendre la mer.

Tous les préparatifs étaient déjà achevés pour le prochain départ du vaisseau, quand une nouvelle démarche du commissaire O'Gilvy vint encore entraver son appareillage et témoigner de la mauvaise volonté qui animait certains fonctionnaires ennemis.

Le matin du 19 novembre 1816, trois individus, agents du commissaire anglais, se présentèrent à bord du César, et l'un d'eux, nommé Geary, déclara au capitaine « qu'il était chargé de mettre opposition au départ du navire. » Aussitôt prévenu, Balguerie se rendit sur son bâtiment et les Anglais lui répétèrent les mêmes paroles, exhibant une lettre d'O'Gilvy qui leur enjoignait de ne pas quitter le César et d'en empêcher la sortie jusqu'à nouvel ordre.

Dans ces conditions et tout acte d'énergie risquant d'amener des difficultés graves, l'armateur se hâta de porter à la connaissance du préfet de la Gironde, Tournon, les faits qui venaient de s'accomplir, en le priant d'en informer les autorités compétentes à Paris et de demander des instructions. Il était, en effet, indispensable de terminer rapidement ce différend, car la mesure ordonnée par O'Gilvy avait causé une très grande émotion dans le monde commercial de Bordeaux qui se demandait si l'armement des autres navires confisqués, en 1814, pouvait donner lieu à des surprises semblables, ruineuses pour le crédit.

Immédiatement les opérations maritimes se ralentirent, les spéculateurs ne se souciant plus d'aventurer leurs capitaux dans des expéditions problématiques ; ils craignaient aussi des vexations analogues non seulement à la sortie de la Gironde, mais au cours des voyages Si O'Gilvy avait eu l'arrière-pensée de troubler le trafic bordelais qui commençait à renaître, il faut avouer qu'il avait bien réussi.

Tournon conseilla à Balguerie de déposer une plainte auprès du procureur général, afin de faire interroger le commissaire anglais sur les réclamations qu'il pouvait avoir à formuler. Le préfet pensait que la voie judiciaire était la meilleure à suivre ; elle évitait de compromettre le gouvernement dans le cas où des ménagements nécessaires empêcheraient de continuer l'affaire. Il ne se montrait d'ailleurs guère plus optimiste que les négociants et voyait, dans l'événement du 19 novembre, l'annonce de nouvelles exigences de l'amirauté anglaise. En déclarant qu'il était nécessaire d'agir avec prudence, il recommandait à la bienveillance du ministre de l'Intérieur l'armateur qui avait équipé le César.

Lamé apporta à la liquidation de cette affaire tout l'intérêt qu'avaient pour lui les diverses questions relevant de son département, doublé, en la circonstance, de la sympathie particulière que Balguerie lui inspirait. D'accord avec son collègue des Affaires étrangères, le duc de Richelieu, il fut décidé que notre ambassadeur à Londres, le marquis d'Osmond, aurait mission d'informer les hommes d'Etat anglais des incidents de Bordeaux et de réclamer des éclaircissements sur les procédés d'O'Gilvy.

Quant à l'attitude de Tournon, elle obtint l'agrément des ministres qui jugèrent convenable de laisser l'enquête judiciaire suivre son cours jusqu'à ce que le cabinet britannique eût fait connaître sa réponse.

Conformément à ses instructions, le marquis d'Osmond rédigea, dès le 29 novembre, une note exposant nos doléances, et s'empressa de la transmettre aux Lords Commissaires de la Trésorerie, sous la direction desquels se trouvait O'Gilvy. Castelreagh donna, d'autre part, l'assurance que si l'agent anglais à Bordeaux avait agi de manière répréhensible et s'était rendu coupable de quelque infraction aux lois, le gouvernement de S. M. B. n'avait pas l'intention de le protéger contre une juste punition.

Ainsi rassuré, Balguerie fit prendre la mer au César dont le long voyage se déroula sans aventure : sorti de Bordeaux en décembre 1816, il y revint du Malabar au printemps de 1818. Mais, si le César fut libéré à la fin de 1816, les contestations au sujet des prises de l'armée anglaise à Bordeaux n'étaient pas encore terminées et traînèrent plusieurs mois. Le cabinet de Londres avait fixé à 2.700.000 francs la somme due pour les objets confisqués en 1814 et restitués sous la condition d'une large indemnité. A la suite des observations présentées par les commissaires français chargés des pourparlers, les conseillers d'Etat Ramond et Lechat, ces prétentions furent réduites à 2.200.000 francs. Le gouvernement aurait voulu descendre jusqu'à 2 millions nets, en dépit de la résistance de Pennell et d'O'Gilvy qui défendaient les intérêts anglais à Bordeaux.

Les sacrifices et les vexations de toutes sortes ne furent pas ménagés aux habitants des régions occupées et, même dans le Sud-Ouest, comme nous venons de le voir, les Anglais ne surent aucun gré aux Bordelais de l'accueil qui leur avait été fait, le 12 mars 1814.

Balguerie-Stuttenberg et l'esprit d'association

Pour assurer l'exécution du programme destiné à renouveler la fortune de Bordeaux : perfectionnement des voies de cornmullications, achèvement du pont de la Garonne, recherche des débouchés commerciaux, création d'établissements financiers, les ressources de l'Etat ne pouvaient évidemment pas suffire, non plus que celles des particuliers, après les malheurs de la guerre.

Il est donc à penser que rien n'aurait abouti si Balguerie-Stuttenberg n'avait compris ce que l'on était en droit d'attendre de l' « esprit d'association », en groupant des efforts qui, isolés, eussent été impuissants.

Déjà, au XVIIe et au XVIIIe siècle, l'importance des sociétés avait été mise en relief, mais la routine et la défiance avaient enrayé leur développement.

Balguerie étudia les principes de l'association en Angleterre, où elle était depuis longtemps une source de richesse et de crédit.

Persuadé que cette méthode pouvait avoir en France des effets aussi avantageux, il songea à l'appliquer dans notre pays en faisant participer les capitaux des citoyens de toutes classes aux entreprises d'utilité publique et d'amélioration sociale.

L'histoire du xixe siècle a démontré la justesse des idées de Balguerie. Au milieu de l'immense transformation économique qui s'est produite au cours des cent dernières années, rien de grand, dans l'ordre moral comme dans l'ordre matériel, ne s'est fait chez aucun peuple que par le développement de l'association.

S'il s'abandonne aux étroits calculs de l'intérêt personnel, il dégénère en « esprit de spéculation », propre à créer des fortunes privées, sans que la masse en obtienne un réel bénéfice. Si, s'écartant du but de son institution, il exploite un projet en apparence avantageux, mais le dénature par des expériences hasardeuses et des profits imaginaires, alors cet esprit n'est plus que l' « esprit d'agiotage », contre lequel on est parfois obligé de faire appel à la sévérité des lois, si redoutables sont ses dangers pour l'édifice social.

Balguerie-Stuttenberg méprisait profondément cette soif du gain qui s'inquiète peu des moyens, pourvu qu'elle puisse s'assouvir. Rigoureux et précis dans ses calculs, il ne les appliqua jamais qu'à des plans honorables. Les habitudes du négoce n'étouffèrent pas dans son âme les inspirations du patriotisme éclairé : on en trouvera la preuve dans toutes les oeuvres que l'association a réalisées sous son impulsion.

Grâce à Balguerie et à quelques hommes d'élite qu'il sut convaincre, l'esprit d'association ne tarda pas à se propager dans les classes moyenne et inférieure, et, bientôt, il s'attira la confiance générale, parce qu'il rendit possibles des entreprises, audacieuses sans doute, mais dirigées avec autant de sagesse que de loyauté.

Ici encore, nous retrouvons Richelieu et Laîné parmi les initiateurs de cette doctrine. Ils reconnurent dans Balguerie-Stuttenberg l'homme le plus capable pour la faire passer dans la pratique et, dès qu'ils furent au courant de ses idées, ils l'encouragèrent vivement à en développer les conséquences normales.

Balguerie fut ainsi l'instigateur d'un vaste mouvement qui accentua le réveil du commerce dans de larges proportions et suscita un magnifique élan dans tout le domaine économique. Les moins instruits comprirent aisément l'intérêt qu'offraient pour eux-mêmes ces sociétés qui se constituèrent alors, sous les auspices des grands financiers et des notables commerçants. En y apportant leur obole, ils devaient nécessairement participer aussi aux bénéfices qu'elles pourraient donner.

Ainsi se répandit le régime de l'association qui donna naissance à tant de travaux et qui produisit des résultats admirables entre 1817 et 1825. L'Actionnariat était né !

En fait, Balguerie-Stuttenberg fut l'inspirateur, sinon le directeur, de toutes les sociétés qui se formèrent à cette époque, tandis que, par l'originalité de ses conceptions et son autorité, il prédomina dans le monde du négoce de la Restauration.

Le Pont de Bordeaux

Le Pont de Bordeaux Bordeaux - Pont de pierre
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Sources BNF Gallica


Le premier essai que fit Balguerie-Stuttenberg de la puissance des capitaux, mis à sa disposition par la confiance publique, eut pour objet le pont sur la Garonne dont l'exécution était discutée depuis lontemps et qui touchait à des questions, intéressant, tout le pays.

Ce pont, en effet, devait assurer des relations régulières entre les provinces du Nord et celles du Sud-Ouest, entre la France et l'Espagne. Avant d'étudier le rôle de Balguerie et son initiative en cette matière, il convient de rechercher quelles avaient été les idées énoncées et les controverses soulevées par les partisans et les détracteurs du pont.

Sous Louis XV et Louis XVI, les intendants, qui avaient été, pour la plupart, d'excellents administrateurs, s'étaient gardés de négliger les grands travaux.
Grâce à leur active impulsion; routes, canaux, ponts s'étaient multipliés, facilitant chaque jour davantage les transactions entre des provinces éloignées les unes des autres.

Mais l'oeuvre des intendants était restée inachevée et si l'ensemble des routes dites « royales » avait été notablement amélioré, ainsi que d'autres chemins de moindre importance, ce progrès était loin d'être général.

Dès le règne de Louis XV, des études furent commencées dans le but de rattacher les deux rives de la Garonne et la capitale de la Guyenne à la capitale de la France. Plusieurs projet furent étudiés mais, sans aboutir.
Et les mois et années passerent......!

C'est l'Empire qui remit ce sujet à l'ordre du jour ; il faisait partie de l'immense programme de travaux publics par lesquels Napoléon méditait de transformer l'aspect de l'Europe, et dont les routes du Simplon, du Mont-Cenis, de nombreux canaux, permettent d'admirer l'ampleur.

Napoléon, étant donné les intentions qu'il nourrissait à l'égard de l'Espagne et du Portugal, devait tout naturellement s'efforcer d'assurer les meilleures et les plus rapides communications dans le Sud-Ouest de la France.

Il eût été surprenant que sa vigilance ne se fût pas portée sur cette question du pont de Bordeaux si utile aux mouvements de troupes et aux relations entre Paris, Madrid et Lisbonne. Les intérêts de la politique s'accordaient ici avec ceux de la région pour le décider à faire examiner de nouveau un projet dont la monarchie avait posé les premiers jalons, sans avoir pu le mettre à exécution, faute de temps et de ressources. Ces préoccupations de l'Empereur aboutirent au décret du 12 août 1807 qui prescrivit des études en vue de l'établissement d'un pont en charpente avec culées en maçonnerie et non plus d'une simple passerelle sur bateaux.

Pour le pont de pierre proprement dit, on estima encore qu'il présentait des difficultés insurmontables et l'on crut devoir y renoncer.

Deux projets furent préparés : l'un par le consul américain William Lee et l'autre par Didier, ingénieur en chef du département de la Gironde. Le choix se porta sur le projet de Didier.

Le décret du 26 juin 1810, daté de Saint-Cloud, ratifia cette décision, en ordonnant la construction d'un pont dont les frais, évalués à 2.400.000 francs, devaient être supportés en portions égales par le Trésor et par la ville, à laquelle il appartiendrait en toute propriété, à charge pour elle de subvenir aux réparations.

Bordeaux devait se procurer les sommes nécessaires par la vente des terrains du Château-Trompette dont la démolition avait été prescrite en 1808 ; à cette ressource devait s'ajouter un impôt extraordinaire qui fut institué par décret du 30 janvier 1812.

Les travaux commencèrent le Il septembre 1810 sous la direction de Didier d'abord, et, ensuite, sous celle de Vauvilliers nommé, en 1811, au poste d'ingénieur en chef du département.

Les années 1811 et 1812 furent bien employées : on commença les culées et plusieurs piles. Dans la suite, les progrès devinrent plus lents ; les dépenses de la guerre diminuaient les disponibilités du Trésor et obligeaient le gouvernement à recourir aux expédients, au point que l'impôt extraordinaire institué à Bordeaux par le décret du 30 janvier 1812 fut détourné de sa destination.

Les travaux étaient donc fort languissants, quand leur direction fut confiée à l'inspecteur divisionnaire Deschamps, dont le nom devait être souvent associé à celui de Balguerie-Stuttenberg pour des oeuvres d'intérêt public.

Claude Deschamps était né à Vertus, dans le département de la Marne, le 9 janvier 1765.

Projets originaux de nouveau, été modifiés, une crue extraordinaire de la Garonne au mois de décembre 1813, Les dépenses s'élevaient déjà à plus d'un million et demi.

Les finances publiques ne pourraient de longtemps fournir des subsides suffisants, à cause de la lourde indemnité de guerre que nous devions verser aux alliés, Deschamps s'ingénia à trouver des ressources. Il était urgent, en effet, de ne pas laisser détériorer ce qui était construit et de pourvoir à la sûreté de la navigation gênée par les échafaudages du pont. L'inspecteur divisionnaire crut possible d'obtenir l'aide dont il avait si grand besoin, en demandant qu'il fût voté des centimes additionnels ajoutés au demi-droit de tonnage et aux droits d'octroi de la ville.

Il était indispensable de prendre une décision, car la pénurie d'argent, aggravée par les retards continuels des versements, était si grande que Deschamps envisageait la prochaine fermeture des chantiers.

De retard en retard....!

Lorsque intervint Balguerie-Stuttenberg. Celui-ci se proposait de recourir à l'association pour achever un monument dont il était l'un des plus ardents protagonistes, convaincu de l'heureuse influence qu'il aurait sur le développement commercial et industriel de Bordeaux.

L'idée de faire verser par des capitalistes les sommes que l'Etat était incapable de fournir avait déjà été indiquée par Molé, mais Deschamps ne s'y était pas rallié de prime abord, la croyant impraticable. Il lui paraissait que le produit annuel du péage, calculé d'après le produit du passage par bac et majoré de la plus-value devant résulter de l'accroissement de la circulation, ne donnerait pas une somme suffisante pour que le contingent, restant au compte de l'Etat, pût être diminué dans des proportions bien notables.

Balguerie allait démontrer la puissance de l'association, prouver combien étaient vaines les appréhensions de Deschamps et sauver une oeuvre dont l'achèvement eût été, sans lui, renvoyée à une époque indéterminée.

La Compagnie du Pont de Bordeaux

Voulant mettre à profit ses anciennes relations avec Laîné devenu, depuis 1816, ministre de l'Intérieur, en remplaceremplacement de Vaublanc, Balguerie-Stuttenberg se rendit à Paris, au mois de juin 1817. Dans une audience qu'il obtint de Laîné, il lui déclara qu'il était disposé à constituer une Compagnie dont il possédait tous les éléments et qui avancerait une somme de deux millions pour l'achèvement du pont de Bordeaux.

La proposition fut acceptée en principe par Laîné. Balguerie lui fit connaître alors les conditions auxquelles lui et ses futurs associés pourraient traiter. Le gouvernement pourvoirait au surplus des dépenses évaluées à 4.850.000 francs, de manière que le pont fût terminé en cinq ans, à partir de 1818 ; si les frais, en totalité, n'atteignaient pas cette somme, l'Etat ne donnerait que l'excédent des deux millions. Les charges de la perception et de l'entretien devaient être au compte de la Société ; de son côté, le gouvernement serait tenu de faire face aux réparations causées par des accidents imprévus.

Ces conditions ne parurent pas onéreuses au ministre de l'Intérieur, étant donné que les concessionnaires auraient à supporter les intérêts des deux millions calculés à 6% soit 120.000 francs, et des frais de perception ou d'entretien d'environ 30.000 francs, soit un total de 150.000 francs par an. Le remboursement du capital ne devait être effectué que si les produits du péage dépassaient le chiffre des dépenses d'administration : ces produits étant évalués à 200.000 francs, on jugeait possible d'affecter chaque année 50.000 francs au service du remboursenlent.

Approuvées par Laîné, ces dispositions eurent aussi l'agrément du directeur général des Ponts et Chaussées et du préfet de la Gironde. Le comte de Tournon, surtout, devint, dès les premiers jours, un chaud défenseur du système préconisé par Balguerie-Stuttenberg et employa toute son influence à le faire accepter par l'administration centrale.

Dans un rapport qu'il adressa, à ce sujet, au ministre de l'Intérieur, il conclut très nettement, après avoir tout pesé au point de vue des résultats financiers, en faveur de la combinaison Balguerie.

Les administrations centrale et provinciale s'étant entendues pour ratifier les propositions de l'armateur bordelais, Deschamps fut invité à préparer avec Balguerie-Stuttenberg le cahier des charges qui devait régler les clauses de la concession du péage. A dater du 31 mars 1818 jusqu'au 31 décembre 1821, la Compagnie future devait verser une somme de 125.000 francs par trimestre, tandis que le droit de péage sur le pont lui était concédé, spécialement et par privilège, pour l'indemniser du capital versé et lui permettre de réaliser les recettes qu'elle escomptait (Art. 2 et 3).

La Compagnie devait entrer en jouissance de ce droit aussitôt que possible, dans le courant ou au plus tard à la fin de l'année 1822. En outre, l'article 5 stipulait qu'une somme de 35.000 francs serait prélevée sur la recette annuelle, à raison de 8.750 francs par trimestre, pour être versée dans la caisse des Ponts et Chaussées et affectée aux frais de gestion et d'entretien du pont.

Les travaux devaient être dirigés par les ingénieurs de l'Etat (Art. 7).

En cas de dépense urgente et imprévue, s'il n'y avait pas dans la Caisse des Ponts et Chaussées les fonds nécessaires pour y pourvoir, la Compagnie devait en faire l'avance ; les intérêts de cette avance lui seraient comptés à 6% pendant tout le temps de sa durée, qui ne pouvait excéder trois mois (Art. 8).

Le droit était reconnu à la Compagnie de désigner quatre de ses principaux actionnaires, lesquels constitués en commission, sous la présidence du préfet de la Gironde, pourraient prendre connaissance de l'emploi des fonds appliqués à la construction du pont et demander tous les renseignements utiles à ses intérêts (Art. 9).

Le gouvernement s'engageait à terminer le pont pour le 31 décembre 1822, dernier délai, à mettre la Compagnie en possession du droit de péage et à en protéger la perception (Art. 10).

Le directeur des Ponts et Chaussées, consentit de supprimer l'article 8, sur les observations de Balguerie, qui le considérait comme trop dangereux pour la Compagnie, à cause des fortes avances qu'il pourrait l'obliger à fournir.

Les pourparlers se terminèrent, le 17 novembre suivant, par la formation définitive de la Société, l'offre de prêt à l'Etat ayant été revêtue, à cette date, de toutes les signatures des capitalistes voulant y prendre part. Les contractants déclarèrent se constituer en société anonyme, sous le nom de Compagnie du Pont de Bordeaux, et s'engagèrent à verser deux millions en seize payements égaux. En retour, la concession du péage leur était accordée pour 99 ans, à partir du jour où la Société serait mise en possession de ce droit. Si cette entrée en jouissance n'avait pas lieu le 1er janvier 1822 au plus tard, le gouvernement devait payer une indemnité calculée d'après un produit annuel de 220.000 francs brut, avec retenue d'un dixième et de 10.000 francs pour les frais d'entretien et de perception, en sorte que cette indemnité atteindrait 188.000 francs par année de retard ou 515,06 fr. par jour.

Avant de se rendre à Paris afin d'y discuter avec Laîné les dernières formalités à remplir, Balguerie-Stuttenberg réclama et obtint une garantie supplémentaire pour sa Compagnie. L'article 3 de la soumission du 17 novembre précédent fut modifié et stipula que si, par une circonstance extraordinaire, le retard de l'entrée en jouissance du péage se prolongeait jusqu'à trois ans, la Société aurait le droit d'exiger du Trésor le remboursement du capital avancé. Une indemnité, en ce cas, lui serait due jusqu'au jour du remboursement, à raison de 188.000 francs par an. La nouvelle rédaction constituait pour les actionnaires une garantie très précieuse.

La loi du 10 avril 1818 accepta donc l'offre de Balguerie et homologua le tarif du péage dont les prix extrêmes allaient de 0 fr.05 pour une personne non chargée à 6 fr.50 pour une diligence attelée de six chevaux, suivant un tableau détaillé énonçant les prix déterminéspour toutes les catégories de passants et de véhicules. L'ordonnance royale du 22 avril autorisa la Compagnie et ratifia ses statuts.

Le 25 août 1821, la 17e arche était achevée et l'on procédait officiellement à la pose de la dernière pierre. La cérémonie fut accomplie par le préfet Tournon, en présence des ingénieurs Deschamps et Billaudel, de l'archevêque Mgr d'Aviau, du comte de Monbadon, président du Conseil général, auxquels s'étaient joints le baron de Conteneuil, premier président de la Cour royale, le comte de Mellet, maréchal de camp et commandant la division, le vicomte de Gourgues, maire de Bordeaux, le directeur et les actionnaires de la Compagnie du Pont.

Selon l'usage, des médailles et des pièces de monnaie furent enfermées dans une boîte de fer, au-dessus de laquelle le préfet scella ensuite la dernière pierre.

Médaille côté face Médaille côté face
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Sources BNF Gallica
  Médaille côté revers Médaille côté revers
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Sources BNF Gallica

Un pont sur la Dordogne

Sous la Restauration, l'idée de construire un pont sur la Dordogne fut reprise et, au cours des négociations entre le comte de Tournon et Balguerie pour l'emprunt de deux millions, l'armateur laissa entrevoir au préfet de la Gironde la possibilité de parfaire cette convention par un autre traité.

Pierre Balguerie, en effet, pénétré de tout l'intérêt que présentait un passage permanent et pratique devant Cubzac ou Libourne, certain, d'autre part, de l'incapacité dans laquelle se trouvait l'Etat d'en assumer les dépenses, s'était préoccupé de recruter des capitalistes pour fournir les fonds suffisants.

Tournon accepta aussitôt le principe de cette proposition, ne doutant pas, après la première expérience, de parvenir à une solution avantageuse pour le Trésor et les particuliers.

Balguerie s'entendit alors définitivement avec ses associés et ne tarda pas à présenter au préfet une soumission de 1.500.000 francs qu'un groupe de capitalistes s'engageait à verser dans la caisse du receveur-général de la Gironde. Cette somme devait être destinée à la construction d'un pont en charpente sur la Dordogne, d'un autre de bateaux sur l'Isle et enfin d'une route nouvelle à travers l'Entre-deux-mers. Un droit de péage serait accordé aux associés et la Compagnie du Pont de Bordeaux s'occuperait de régir cette seconde entreprise.

Decazes qui avait à Libourne des intérêts particuliers et devait être enclin à favoriser cette ville.

L'objet principal du pont sur la Dordogne était d'associer les provinces du Nord et de l'Est à la prospérité de Bordeaux. Les routes se dirigeant vers ce port étaient celles de Bretagne par Saintes, de Paris par Angoulême et Limoges, de Lyon par Périgueux. Or, dans l'impossibilité d'abréger, à la fois, toutes ces communications, il paraissait équitable de donner la préférence à celles qui reliaient le Sud-Ouest au centre de la France, d'autant mieux qu'elles ne pouvaient pas être suppléées par la navigation.

C'était donc la route de Lyon à Bordeaux par Périgueux qu'il fallait améliorer, à cause de son importance capitale : elle était utilisée non seulement pour le transport de tous les produits agricoles, industriels et coloniaux destinés à l'intérieur du pays, mais aussi pour les denrées exportées en transit à destination de la Suisse, de l'Allemagne et de l'Italie.

" Quant aux rouliers et aux voyageurs venant de Bretagne par Saintes ou de Paris par Angoulême, et qui devaient continuer à franchir sur des bacs la Dordogne à Cubzac, on se borna à leur donner l'assurance que ce passage serait facilité aussitôt que les finances le permettraient1.

La nouvelle construction fût disposée suivant le système adopté déjà à Bordeaux, mais avec neuf arches seulement, la longueur du pont n'étant que de 220 mètres, au lieu d'un demi kilomètre.

Après l'achèvement de la route réunissant les deux nouveaux ponts de Bordeaux et de Libourne, par le plateau d'Arveyres, la région du Sud-Ouest fut enfin pourvue d'une magnifique voie, la rattachant sans solution de continuité au reste de la France. L'honneur de ce résultat revenait, pour une bonne part, à Deschamps et à ses collaborateurs Billaude et Bonnetal, mais il faut aussi rendre justice à ceux qui, dans une large mesure, ont procuré aux constructeurs l'argent indispensable.

En étayant de leur crédit ces diverses entreprises et en facilitant ainsi leur exécution, Balguerie-Stuttenberg et ses amis avaient montré, d'une façon éclatante, à quel point les intérêts privés appliqués à des oeuvres d'intérêt public peuvent aider au progrès général.

La société des cinq ponts

En dehors des deux grandes constructions des ponts de Bordeaux et de Libourne, il en est d'autres, similaires, bien que moins importantes, auxquelles Balguerie-Stuttenberg contribua également, en y apportant le même esprit et la même méthode.

Nombreuses étaient encore à cette époque les localités où le besoin de ponts se faisait vivement sentir pour aider à l'aisance et à la régularité des communications, et auxquelles l'Etat ne pouvait, faute d'argent, donner les satisfactions qu'elles désiraient. Soucieux de remédier à cette situation, Balguerie-Stuttenberg prit l'initiative de fonder une Société particulière qui fut connue sous le nom de « Société des Cinq Ponts ».

Elle eut pour objet de prêter son concours financier à l'administration afin de construire des ponts sur la Dordogne, la Garonne, le Tarn, le Lot et le Loir, devant les villes de Bergerac, Agen, Moissac, Aiguillon et Coësmont (près de château sur Loir - Sarthe).

Le 14 avril 1821, Pierre Balguerie et ses associés signèrent une soumission par laquelle ils s'engageaient à remettre au gouvernement une somme de 2.900.000 francs qui devait être appliquée, d'une manière exclusive et dans les conditions suivantes, aux ponts mentionnés :



Pont de Bergerac Pont d'Agen Pont de Moissac Pont d'Aiguillon Pont de Coësmont
600.000 fr. 1.000.000 fr. 500.000 fr. 400.000 fr. 400.000 fr.

La Compagnie, constituée en Société anonyme, devait verser la somme promise dans les caisses des receveurs-généraux des différents départements où les ponts seraient établis ; la durée de ces travaux était fixée à cinq ans. L'intérêt des avances devait être de 6% et payé, commele remboursementdu capital, à l'aide de concessions de péages. Dans le cas où ceux-ci seraient insuffisants, le gouvernement comblerait le déficit avec des fonds prélevés sur le budget des Ponts et Chaussées, suivant une clause rééditée des conventions déjà passées par Balguerie.

L'organisation de cette Société, destinée à se manifester en des régions différentes, témoigne tout au moins de la largeur d'idées de Balguerie-Stuttenberg, qui n'avait pas les yeux uniquement fixés sur la ville où était le centre de ses affaires. Il avait de son rôle une opinion plus haute : il voulait donner un champ étendu à l'influence dont il disposait, et que lui avaient value son autorité morale et ses moyens matériels.

En étayant de leur crédit ces diverses entreprises et en facilitant ainsi leur exécution, Balguerie-Stuttenberg et ses amis avaient montré, d'une façon éclatante, à quel point les intérêts privés appliqués à des oeuvres d'intérêt public peuvent aider au progrès général.

La gironde et le port de Bordeaux

Toujours dans le domaine des travaux publics, Balguerie-Stuttenberg se préoccupa d'autres sujets qui intéressaient grandement ses contemporains, parce qu'ils se rattachaient à la navigation sur la Gironde et à l'amélioration du port de Bordeaux.

Depuis longtemps, la Chambre de Commerce et les principaux négociants de la ville réclamaient une ligne télégraphique optique, suivant le système de Chappe, entre Bordeaux et Royan la construction de cales sur les bords de la rivière avec un magasin de secours en rade, le dragage des passes de la Gironde. Ces sollicitations étaient demeurées vaines et, pourtant, leur opportunité ne pouvait faire aucun doute. Il était, par exemple, très utile pour le commerce de relier, par une ligne télégraphique, Bordeaux avec l'embouchure du fleuve ; faute de cette communication, on restait souvent plusieurs jours sans savoir ce qui se passait dans la partie inférieure de la Gironde. Il pouvait en résulter des inconvénients graves.

C'est ainsi que deux navires arrivant de l'Inde avec des cargaisons précieuses se perdirent en 1822, tandis qu'ils montaient vers Bordeaux ; ayant touché dans les passes, ils ne purent demander et recevoir des secours avec toute la rapidité nécessaire. La marine royale et les Douanes joignaient leurs plaintes à celles des armateurs pour obtenir l'installation des vigies et des signaux qui constituaient alors le mode de télégraphie, dont jouissaient déjà certaines villes de France et que Bordeaux ne possédait pas encore.

Le mauvais état des rives se faisait aussi ressentir : à marée basse, les embarquements ou débarquements étaient gênés par les boues qui couvraient les bords de la Garonne et toutes les manoeuvres du port se trouvaient entravées.

Enfin, les passes de la Gironde étaient encombrées par des bancs de sable qui rendaient la navigation périlleuse. Aussi, voyait-on fréquemment des naufrages causés par les écueils qui s'accroissaient sans cesse et sur lesquels les bateaux venaient s'échouer.

Un mémoire dont Balguerie-Stuttenberg fut un des collaborateurs ; fût remis à Paris afin d'attirer l'attention du gouvernement sur la situation critique de Bordeaux et de défendre l'économie du système proposé pour y remédier. La mission était délicate, car elle devait faire changer des habitudes financières prises depuis longtemps et lutter contre la routine administrative.

Balguerie commença ses démarches dans la capitale en conférant avec le comte du Hamel, député de la Gironde, qui se montra tout disposé à appuyer les réclamations des armateurs auprès du directeur général des Ponts et Chaussées et du ministre de l'Intérieur. Les pourparlers, néanmoins, furent longs, bien qu'on eût invoqué le précédent créé par le Havre qui, cinq ans auparavant, avait émis un emprunt pour agrandir ses bassins.

L'accord se fit à la fin de décembre 1823 ; Balguerie-Stuttenberg put alors annoncer à ses mandataires que Bordeaux disposerait de trois millions dans des conditions semblables à celles du Havre.
Le tiers de cette somme serait versé par l'administration des Ponts et Chaussées, au moyen de prélèvements sur les produits des droits de tonnage, pendant trois ans et demi, et des souscripteurs procureraient les deux autres millions. Cet emprunt devait être remboursé avec les mêmes droits de tonnage répondant aux exigences de son trafic et de ses relations étendues.

Malheureusement, l'installation des signaux télégraphiques de Bordeaux à Royan fut ajournée. Le gouvernement avait voulu faire supporter au commerce de Bordeaux les frais d'entretien et la Chambre de Commerce ayant refusé cette charge, l'affaire en resta là.

La canalisation des Landes (1680 à 1820)

De toutes les entreprises auxquelles Balguerie-Stuttenberg prit une part active par son intelligence et ses capitaux, il en est une, demeurée cependant à l'état de projet, qui fut, durant plusieurs années, son travail de prédilection. Transformer les Landes, les assainir, leur donner la vie dont elles étaient privées, modifier leur aspect par un vaste canal reliant la Garonne à l'Adour, tel était le beau plan, peut-être plus généreux que pratique, rêvé par le grand armateur.

Malgré les difficultés, les critiques, les calomnies, il s'attacha avec ardeur à cette oeuvre pour laquelle se passionnèrent, à son exemple, plusieurs des esprits les plus remarquables du temps et qui, à ses yeux, offrait un triple intérêt, politique, économique, philanthropique.

On désigne sous le nom général de « Landes » le territoire borné à l'ouest par l'Océan, à l'est par la Garonne et la Gelize, au sud par l'Adour. Cette étendue présente une superficie d'environ 800.000 hectares dont la presque totalité était encore inculte et, pour ainsi dire, dépourvue d'habitants, à l'époque de la Restauration. A peine y voyait-on de loin en loin de maigres bouquets de pins et quelques misérables chaumières, au milieu de solitudes rendues inaccessibles en hiver par l'inondation des terrains environnants.

La transformation des Landes, à l'aide de canaux, avait déjà été étudiée à différentes époques. Sans parler des travaux embryonnaires exécutés pendant le règne de Henri IV, Vauban avait mis ce sujet à l'ordre du jour.

En 1681, le grand ingénieur visita le littoral de l'Océan et, frappé par la position du bassin d'Arcachon, séduit par les proportions de cette rade qui lui parut susceptible d'abriter des flottes considérables, il voulut en faire un port de guerre. Afin de faciliter l'entrée et la sortie des bâtiments en cas de blocus, il proposa au Roi de creuser entre Arcachon et Bayonne, un canal où pourraient pénétrer les plus gros vaisseaux.

Ce projet fut vite abandonné, mais l'idée était lancée néanmoins et devait être fréquemment reprise avec des variantes ou des modifications de détail.

Balguerie-Stuttenberg, étant donné l'intérêt que le gouvernement semblait y attacher, il pensa que l'heure était propice à sa réalisation. Il en espérait de multiples avantages au point de vue politique et économique : l'assainissement d'une contrée jusqu'alors peu habitée, l'amélioration du sort des travailleurs, le développement parallèle du commerce et de l'industrie dans les Landes.

Comme pour les ponts de Bordeaux et de Libourne, l'esprit d'association lui parut devoir donner en cette circonstance une nouvelle preuve de sa puissance. Pénétré de cette idée, Balguerie s'appliqua, désormais, à réunir les éléments d'une compagnie qui se chargerait des opérations. Dès le début, il eut la bonne fortune de trouver un appui efficace dans le duc de Richelieu qui séjourna à Bordeaux, au mois de février 1818, et visita les Landes.

Balguerie ne se proposait pas seulement de faciliter la construction du canal indiqué par Becquey dans son rapport, il avait aussi pour but l'ensemencement des dunes, le dessèchement des marais et l'ouverture de communications entre les Landes et la mer.

Ce vaste programme, toutefois, ne devait, dans sa pensée, être effectué qu'après des calculs approfondis, permettant d'évaluer les dépenses et les recettes.

Le ministère fit bon accueil aux propositions do Balguerie. Le 21 mars 1821, était rendue une ordonnance l'autorisant à former une Société, qui prendrait le nom de Cornpagnie des Dunes, et à entamer les études ayant pour objet le dessèchement des marais et l'ouverture de trois canaux L'un réunirait la Leyre à l'Adour par le Bez, petit affluent de la Midouze, l'autre joindrait la Garonne au bassin d'Arcachon et enfin le troisième établirait une grande communication de Bordeaux à Bayonne.

Par une décision en date du 16 mai de la même année, Claude Deschamps fut adjoint à la Compagnie pour toute la partie technique. Tandis que, secondé par Billaudel, il prépara les plans, Balguerie organisait l'exécution par les moyens qu'il jugeait les plus simples et les plus efficaces.

Le préfet Tournon se montra aussi pour Balguerie un précieux auxiliaire, non seulement par l'aide morale qu'il lui donna en mainte occasion, mais encore en lui transmettant tous les documents qui pouvaient lui servir à poser les bases du traité de concession.

C'était une véritable révolution économique que l'on escomptait de Balguerie-Stuttenberg. Son entreprise était comparée aux immenses travaux par lesquels les Hollandais ont repoussé la mer de leurs côtes, en lui ravissant une portion du territoire des Pays-Bas.

Si le canal des Landes avait de très chauds partisans, il comptait également de nombreux détracteurs. Ceux-ci, entre autres critiques, croyaient pouvoir affirmer que la nature du sable ne permettrait pas d'y frayer une voie navigable avec de suffisantes garanties de solidité. Pour répondre à ces objections, Balguerie fit creuser, à ses frais, auprès de la commune de Beliet, dans la Gironde, un canal d'essai d'une longueur de 1.000 mètres, devant servir d'expérience. Il consacra 140.000 francs, pris sur sa propre fortune, à cette démonstration pour laquelle furent accumulées exprès les conditions les plus défavorables : une partie était en déblai, une autre en remblai, les sables traversés étaient presque mouvants et le canal franchissait un ruisseau au moyen d'un pont de bois. Ce travail achevé, on y introduisit les eaux qui s'y maintinrent parfaitement, sans produire d'éboulements et sans infiltrations. Laîné, d'Haussez, Deschamps et Balguerie purent parcourir en bateau toute l'étendue de ce canal-spécimen qui devait constituer un modèle pour la voie navigable de Bordeaux à Bayonne.

Les largesses de Balguerie-Stuttenberg permirent de mener rapidement les études préliminaires. Dans les premiers jours de l'année 1823, Deschamps possédait tous les éléments nécessaires à l'établissement des lignes principales de son projet et pouvait les indiquer au ministre de l'Intérieur dans un Mémoire. Le canal serait parti du faubourg de Bacalan, près de Bordeaux, aurait traversé les marais de Bruges, puis gagné la vallée de la Leyre qu'il aurait franchie entre Salles et Lugos. Il devait ensuite passer par les territoires des communes de Sanguinet, Parentis, Mézos, Lévignac, Castets et Magescq. Arrivé en cette localité, Deschamps pensait ou bien porter directement le tracé vers Dax, ou le prolonger du côté de l'aval pour lui faire atteindre l'Adour au port de la Marquèze, au dessous de Saubusse.

Ce rapport fut accueilli avec défiance par le Conseil général des Landes ; nombre d'habitants de ce département avaient vu avec peine l'abandon de l'ancien projet de Panay et n'auguraient pas de grands avantages du plan de l'inspecteur divisionnaire de Bordeaux. La rivalité commençait entre les partisans du canal des Grandes Landes et ceux du canal des Petites Landes.

Pouvait-on croire, disaient ces derniers, que le ruisseau de la Leyre fournirait assez d'eau et alimenterait un bief de partage jusqu'à l'Adour ?

De nombreux spécialistes et financiers partageaient ce sentiment ; une société, organisée par le comte du Bourg, à l'imitation de la Compagnie des Dunes, venait même de se fonder, avec l'intention de demander au pouvoir central la reprise des études concernant le plan de Panay et d'en poursuivre l'exécution. Il invita donc le gouvernement à protéger la Compagnie du comte du Bourg et à prescrire des études pour unir la Garonne et l'Adour par la Midouze et la Baïse.

Les études préliminaires étant achevées, Deschamps put, dans les derniers jours de 1824, adresser au directeur des Ponts et Chaussées un avant-projet dans lequel il donnait un aperçu complet du résultat de ses recherches. Balguerie-Stuttenberg estima donc que le moment était venu de confirmer les demandes déjà formulées dans son premier Mémoire et de discuter avec le gouvernement les conditions auxquelles la Compagnie des Dunes pourrait exécuter le canal du Duc de Bordeaux. Tel était, en effet, le nom que l'on pensait donner à la future voie navigable, en l'honneur de l'héritier du trône.

La Compagnie promettait d'achever le canal en cinq ou six ans et elle pensait même le terminer en un laps de temps encore plus réduit ; son intérêt, d'ailleurs, y était attaché.

La Compagnie des Dunes perdit celui qui, depuis plusieurs années, avait largement dépensé sa fortune et sa peine dans l'intérêt des Landes. Balguerie-Stuttenberg mourut en 1825, et avec lui disparaissait le partisan le plus dévoué du canal de Bordeaux à Bayonne.

Ses successeurs tinrent à honneur de poursuivre son oeuvre et ses tentatives dans les Landes. L'un de leurs premiers actes fut d'insister avec chaleur auprès du directeur des Ponts et Chaussées pour qu'il fît commencer le « canal du Duc de Bordeaux » dont les plans définitifs n( tarderaient pas à être prêts. Deschamps, en effet, continuait ses études et, le 31 mars 1826, il avait terminé le tracé détaillé du canal des Grandes Landes, conformément aux données de son avant-projet.

Au lieu de partir de Bacalan, le canal se serait embranché dans la Garonne en amont du pont de Bordeaux, vers le quartier de Paludate, d'où, en suivant l'Estey de Bègles et le vallon de la petite rivière de l'Eau-Bourde, il se dirigerait par les territoires des communes de Villenave d'Ornon, Gradignan et Cestas pour atteindre les Landes. Il passerait ensuite par Saint-Magne, Hostens, Sore, traverserait près de ce bourg la branche orientale de la Leyre ou Petite Leyre, ainsi que les landes la séparant de la branche occidentale ou Grande Leyre, et franchirait le plateau de Sabres. Puis, en suivant le vallon du Béz, il arriverait, entre Mont-de-Marsan et Tartas, à la Midouze. Comme cette rivière était navigable, sans trop de difficultés, jusqu'à ce point, il n'y aurait qu'à la remplacer sur une partie seulement de son cours par un canal latéral et à l'améliorer, sur le reste, pour la rendre capable de recevoir les bateaux en toute saison et les mener à Bayonne.

La question du canal de la Garonne à l'Adour rencontrant une approbation chaque jour plus marquée, divers spéculateurs cherchèrent à supplanter la Société Balguerie.

Ce projet, quelque peu hardi, et de proportions trop vastes, effraya les capitalistes ; aucun groupe ne se présenta pour appliquer dans la pratique les idées de Deschamps et, finalement, la Compagnie Balguerie demeura seule, sans concurrents, pour entamer les travaux du canal.

Le projet de Deschamps fut renvoyé à une commission. Son rapporteur, le marquis Soult de Dalmatie, remit, le 14 mai, un mémoire dont les conclusions rejetaient le canal des Landes.
Il reconnaissait, pourtant, que ce canal aurait contribué à faciliter l'écoulement des eaux, à détruire la cause des maladies endémiques décimant la population, à augmenter les débouchés des produits forestiers au profit des particuliers et de l'Etat.

Au cours du XIXe siècle, l'ingénieur Chambrelent a su transformer la région par son système de drainages et de semis de pins, et les chemins de fer ont assuré les relations que, sous Louis XVIII et. Charles X, on méditait d'obtenir par des voies navigables.

La banque de Bordeaux

Parmi les institutions qui ont le plus influé sur la marche de la société depuis une centaine d'années, le « crédit » figure, sans nul doute, au premier rang, à côté des moyens de communications et des modes de transmission de la pensée à distance.

Bordeaux, ne resta pas en arrière dans l'organisationdu crédit ; dès 1818, cette ville eut sa Banque d'escompte et d'émission, le second établissement de ce genre fondé en province, et c'est encore à Balguerie-Stuttenberg qu'il convient d'attribuer cette pensée féconde et hardie.

Balguerie-Stuttenberg résolut d'organiser à Bordeaux une banque d'escompte et d'émission, en s'associant avec plusieurs autres notables, parmi lesquels nous citerons : Daniel Guestier, Paul Portal, William Johnston, c'est-à-dire les chefs des principales maisons. Leur but était de donner ainsi plus d'aisance à la circulation des capitaux et d'empêcher le commerce d'être tributaire des escompteurs qui, dans les périodes d'achat des récoltes, élevaient le prix de l'argent à 15 ou 20%, pour le laisser retomber à 5% en morte-saison.

Aussitôt qu'il fut connu, ce projet qui aurait dû faire naître les plus légitimes espérances, se heurta à une opposition acharnée, non seulement de la part des gens inexpérimentés, mais même d'une fraction du monde commercial. Les vieilles habitudes, les égoïsmes froissés, les préjugés si forts en France se liguèrent contre la nouvelle fondation de Balguerie. Ceux qui avaient intérêt à ce que les capitaux ne fussent pas plus abondants sur la place rejetaient l'idée d'une banque comme une hérésie économique.

L'ignorance et la crainte du changement expliquent comment un groupe de négociants put prendre l'initiative d'une démarche auprès de la Chambre de Commerce, pour la prier de ne pas patronner une Banque qui leur paraissait inopportune, sinon nuisible.

L'administrationcentrale autorise la nouvelle organisation par l'ordonnance du 23 novembre 1818.

D'après les statuts, la Banque était constituée en société anonyme. Le capital était fixé à trois millions divisés en trois mille actions de 1.000 francs chacune. Ce total avait été souscrit sans difficulté et les fondateurs auraient pu aisément obtenir une somme double, s'ils l'eussent désirée, malgré l'attitude de la Chambre de Commerce et de tous ceux que mécontentait un changement dans les usages anciens.

La gestion devait être exercée par douze régents sous la surveillance de trois censeurs, les uns et les autres formant le Conseil général de la Banque nommé par l'assemblée des actionnaires. L'administration proprement dite était confiée à un directeur.

Le Conseil général devait désigner trois régents pour constituer le Comité d'administration dont les membres se renouvelleraient par tiers tous les mois, la voie du sort déterminant l'ordre de sortie pour les trois premiers régents et le rang d'entrée, pour toute l'année, des neuf autres. C'était au Conseil général qu'il appartenait de fixer la quotité des sommes destinées à l'escompte, celles affectées aux avances sur les dépôts et le taux de l'escompte, avec cette restriction qu'il ne pouvait l'élever au-dessus de 5%, à moins d'une autorisation spéciale du gouvernement.

Pour être admis à l'escompte, les effets de commerce devraient être revêtus de trois signatures par des personnes réputées solvables, ou de deux signatures seulement, à condition que leurs auteurs fussent notoirement solvables et en exigeant, par surcroît de garantie, un transfert d'actions de la Banque ou de tous autres titres ayant un cours régulier.

La Banque était autorisée à recevoir des sommes en comptes courants et des dépôts volontaires de deux espèces : le dépôt libre, passible seulement d'un droit de garde, et le dépôt engagé sur lequel il serait accordé des avances ou prêts.
Enfin, la Banque pourrait émettre des billets à vue et au porteur qui seraient fabriqués à Paris, conformément à l'article 31 de la loi du 24 germinal an XI (« Aucune banque ne pourra se former dans les départements que sous l'autorisation du gouvernement qui pourra leur en accorder le privilège, et les émissions de ses billets ne pourront excéder la somme qu'il aura déterminée. Il ne pourra en être fabriqué ailleurs qu'à Paris.) L'émission des billets cumulée avec le montant des sommes dues par la Banque dans les comptes courants ne devait jamais excéder le triple du capital-numéraire existant et appartenant à la Banque. Les coupures ne pouvaient être inférieures à 500 francs - Cependant, le Conseil général aurait le droit d'en émettre de 150 francs, en obtenant l'autorisation royale.

Le premier soin des fondateurs de la Banque fut de rechercher un immeuble pour y installer les bureaux ; ils choisirent un hôtel situé dans la rue Esprit-des-Lois, c'est-à-dire au centre de la ville et du mouvement des affaires. Le prix atteignit 150.000 francs avec les frais d'enregistrement.

Pour couvrir cette dépense, le Conseil demanda au gouvernement la permission, qu'il obtint par ordonnance royale du 17 mars 1819, d'émettre 150 nouvelles actions de 1.000 francs. Le capital, dont l'hôtel faisait partie, fut ainsi porté à trois millions cent cinquante mille francs.

Toute cette organisation fut rapidement menée et, le 1er juillet 1819, la Banque de Bordeaux ouvrait ses guichets et commençait ses opérations.

La caisse d'épargne et de prévoyance de la Gironde

En créant la Banque de Bordeaux, Balguerie-Stuttenberg avait voulu aider les négociants et les industriels ; mais il était une autre classe de la société, celle des ouvriers, qui devait également être l'objet de sa sollicitude la plus vive et la plus éclairée. N'était-il pas juste, après avoir fourni aux riches les moyens d'accroître leur fortune et d'étendre le cercle de leur action, de songer à ceux qui n'ont que leur salaire pour tout bien et qui doivent, néanmoins, subvenir aux charges de la vie quand la maladie ou la vieillesse ne leur permettent plus de travailler ?

Montrer aux humbles les heureuses conséquences de la prévoyance, leur donner la possibilité de placer en lieu sûr leurs modestes épargnes et de les faire fructifier, telle fut l'idée qui présida à la fondation de la Caisse de la Gironde, destinée, dans la pensée de Balguerie, à compléter la Banque.

Tandis que cette dernière, en facilitant l'essor du commerce et des manufactures, procurerait aux artisans des occupations plus régulières et plus lucratives, la Caisse d'épargne aurait pour rôle de recevoir et de capitaliser les économies qu'ils pourraient prélever sur leur salaire. Ainsi, par ce double jeu de la Banque et de la Caisse d'épargne, un très notable progrès serait réalisé dans l'ordre économique et social, pour les petits comme pour les grands.

L'organisation de l'épargne est, en France, de date assez récente. Si l'ancien régime avait doté notre pays de nombreux établissements charitables, les institutions de prévoyance et d'épargne lui étaient restées étrangères.

En 1791, Mirabeau se fit l'éloquent défenseur de la cause de l'épargne. Un plan de « tontine » viagère et d'amortissement ayant été proposé par un certain Lafaye, l'illustre orateur, sans se préoccuper de la similitude existant entre les tontines et les loteries jugées immorales, vit dans ce projet la possibilité d'assurer aux indigents des ressources pour l'avenir, au prix d'un léger sacrifice dans le présent. Il le recommanda avec chaleur. La majorité de l'Assemblée demeura sourde à cet appel ; le projet de Lafaye lui parut une véritable loterie, et elle le repoussa.

Tontine

Une Tontine
La tontine est une association collective d’épargne, qui réunit des épargnants pour investir en commun dans un actif financier ou dans un bien dont la propriété revient à une partie seulement des souscripteurs.

On distingue trois sortes de tontines :

les « tontines immobilières » ;
les « tontines financières » ;
les « associations tontinières » qui sont des sortes de sociétés mutuelles ayant majoritairement cours en Afrique.

Le 24 pluviôse an VIII, les actionnaires de la Banque de France, réunis en assemblée générale, arrêtaient leurs statuts fondamentaux. Au nombre des opérations permises, énumérées dans l'article 5, il s'en trouvait une concernant l'ouverture « d'une caisse de placements et d'épargne, dans laquelle serait reçu toute somme au-dessus de 50 francs pour être remboursée aux époques convenues. La Banque paierait l'intérêt de ces « sommes, elle en fournirait des reconnaissances au porteur ou à ordre.

Ces lignes résumaient tout le mécanisme essentiel des Caisses d'épargne, mais les intérêts considérables, auxquels la Banque dut pourvoir, lui firent négliger cette question et le paragraphe précité finit par tomber dans un complet oubli. L'heure n'était pas encore venue où l'on pourrait dégager des obscurités qui l'enveloppaient la pensée d'organiser en France une institution d'épargne.

Ce n'était d'ailleurs pas là une institution destinée à recueillir et à faire fructifier les épargnes : il s'agissait seulement de fonder une société de secours mutuels alimentée par une subvention de l'Etat, une retenue sur les salaires et un versement des propriétaires ; elle devait être administrée par une commission fixant les sommes allouées à titre de secours.

En 1816 et 1817, de véritables caisses d'épargne avaient été fondées en Angleterre et en Suisse, et la France ne devait pas rester longtemps sans suivre cet exemple. Il est important de noter que là où furent organisées des oeuvres de ce genre, c'est l'initiative privée et non l'Etat qui se mit à leur tête. Les généreux particuliers qui s'émurent des difficultés de l'existence pour les travailleurs et cherchèrent à y remédier, agirent par leur propre impulsion et avec leurs ressources personnelles.

Le gouvernement n'intervint que plus tard, seulement après les premiers succès, et quand il devint évident que la question était étroitement liée à la prospérité nationale.

Dès les premiers jours de février 1819 était passé un acte de société aux termes duquel Pierre Balguerie et plusieurs autres grands négociants, dont nous avons déjà eu l'occasion de parler à propos de la Banque, déclarèrent vouloir établir une société anonyme sous la dénomination de Caisse d'épargnes et de prévoyance du département de la Gironde, afin de fournir aux différentes classes du peuple, surtout aux cultivateurs, marins et ouvriers, la possibilité de tirer parti de leurs économies.

Le duc de Richelieu, qui se trouvait alors à Bordeaux, approuva cette idée généreuse et contribua à l'organisation d'une oeuvre qui était essentiellement philanthropique. Elle devait donc être administrée d'une manière gratuite et désintéressée, sans aucune visée de spéculation, garder les épargnes en les utilisant pour le plus grand avantage des déposants et les restituer sur demande.

Le caractère de cette institution était précisé dans les statuts. Les fondateurs versèrent une dotation de 10.000 francs et s'engagèrent à employer toutes les sommes déposées en achats de rentes sur l'Etat. L'administration était confiée à quinze directeurs restant cinq ans en fonctions et se renouvelant par cinquième chaque année, mais ils pouvaient être indéfiniment réélus.

Le 24 mars 1819, une ordonnance royale ratifia ces diverses clauses et, le 13 avril, les fondateurs désignèrent les quinze premiers directeurs qui, le surlendemain, procédèrent à l'élection de leur bureau : la présidence fut offerte au préfet Tournon, la vice-présidence au vicomte de Gourgues, maire de Bordeaux, et à l'armateur Portai. En même temps, une Commission de trois membres, dont Balguerie-Stuttenberg fut le rapporteur, était chargée. d'élaborer les règlements définitifs.

Dans le but de faciliter son usage aux classes laborieuses, occupées les jours de la semaine, il fut décidé que la Caisse serait ouverte le dimanche, pour recevoir les dépôts, de 9 heures du matin à midi.

Les déposants ne pouvaient verser, à la fois, plus de 400 francs ni moins d'un franc, et il leur était remis un livret énonçant les obligations de la Caisse envers le déposant, celles du déposant envers la Caisse, la date et le numéro du dépôt, le nom de famille du déposant, la somme versée en toutes lettres et en chiffres. Les jours et heures des remboursements étaient les mêmes que pour les dépôts.

Tout étant prêt, la Caisse d'épargne, qui s'installa dans l'hôtel de la Banque de Bordeaux, commença ses opérations le 4 juillet 1819.

L'Entrepôt réel

L'entrepôt L'entrepôt réel - Entrepôt Lainé
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Sources BNF Gallica


Tous les pays ayant des relations commerciales étendues reçoivent fréquemment plus de produits qu'ils n'en peuvent consommer. Cet excédent est susceptible de donner lieu à un vaste mouvement d'affaires, si, à leur arrivée, les denrées étrangères, dont on devra chercher l'écoulement hors du pays, n'ont pas été grévées de droits de douane majorant leur prix. Elles doivent pouvoir être offertes sur de nouveaux marchés à des conditions analogues à celles qui existeraient si elles arrivaient en ligne directe de leurs régions d'origine.

Dans ce dessein, la plupart des Etats créèrent des ports francs qui communiquaient librement avec l'extérieur ; les marchandises étrangères y entraient et en sortaient exemptes de tous droits.

Ce système de transactions avec l'étranger avait pour conséquence nécessaire l'établissement d'une ligne de douanes entre le port franc et le pays auquel il appartenait. Tout ce que celui-ci recevait par l'intermédiaire du port franc devait être réputé étranger et soumis aux droits comme tel.

A côté du régime des ports francs exista celui des entrepôts, mis d'abord en pratique par les Anglais et les Hollandais. La franchise, étendue dans les ports francs à la ville entière ou tout au moins à certains quartiers, était limitée, dans le système de l'entrepôt, aux bâtiments qui renfermaient les marchandises étrangères. La ville elle-même restait dans la loi commune et la ligne des douanes se trouvait à la frontière effective. En France jusqu'à la Révolution, les ports francs et les entrepôts fonctionnèrent simultanément.

Marseille, Bayonne, Dunkerque, Lorient étaient ports francs et l'Edit de septembre 1664, les arrêts du Conseil du 10 septembre 1668, 19 mai 1670, 12 août 1671, l'ordonnance de février 1687, organisèrent des entrepôts pour les marchandises de toute provenance, étrangère et coloniale.

Bientôt, cependant, des restrictions furent édictées. L'arrêt du 9 mars 1688, motivé par les abus survenus et par l'opposition des fermiers généraux, abolit la faveur de l'entrepôt pour presque toutes les marchandises étrangères, et ne l'autorisa que pour certaines denrées destinées aux colonies, telles que le boeuf et le saumon salés, le lard, le beurre et le suif.

L'arrêt de 1688 ne s'appliqua pas non plus aux denrées provenant des colonies ; le bénéfice de l'entrepôt leur restait acquis et leur fut expressément confirmé par lettres-patentes d'avril 1717.

Durant le XVIIIe siècle, le commerce d'entrepôt, bien qu'il ne portât guère que sur les articles de nos colonies, eut, chez nous, une très grande activité ; notre production coloniale dépassant dans une large mesure les besoins de la consommation intérieure, l'excédent était reversé à l'étranger, au grand profit de nos villes maritimes.

La Révolution supprima les ports francs jugés contraires aux principes d'égalité, mais maintint les anciens entrepôts et en aménagea de nouveaux pour les marchandises du Levant, les grains et les tabacs.

La guerre ayant interrompu le trafic maritime, les entrepôts trouvèrent peu d'emploi. De même, un projet, dont une loi de la Convention du 11 nivôse an III annonçait la mise à l'étude, et qui devait ouvrir les entrepôts à toutes les marchandises étrangères, afin de remplacer les ports francs, n'eut aucune suite.

Après la paix d'Amiens, Bonaparte voulut profiter de la cessation des hostilités pour rendre aux affaires leur ancienne splendeur. La loi du 8 floréal an XI réadmit toutes les marchandises étrangères à l'entrepôt qui pouvait être réel ou fictif. Elle désignait les ports où ces établissements seraient ouverts, L'entrepôt était dit réel quand les denrées étaient déposées dans un bâtiment soumis à la surveillance de l'administration des douanes. D'autre part, les négociants pouvaient être autorisés à introduire les marchandises dans leurs propres magasins, sans verser de droits d'entrée. Ces magasins constituaient, alors, des entrepôts fictifs et devaient être visités par les employés des douanes, de peur que, par fraude, les marchandises ne fussent livrées à la consommation sans payer les droits, La loi de floréal an XI ne procura pas à Bordeaux les avantages que l'on aurait pu croire : ce port était dépourvu d'un local assez spacieux pour y installer un entrepôt unique et la situation financière était trop précaire, à cette époque, dans le Sud-Ouest, pour qu'il fût possible d'engager les dépenses d'un nouvel édifice. La Chambre de Commerce eut recours à différents magasins n'offrant ni les facilités indispensables au mouvement des entrées et des sorties ni la sécurité voulue.

Ces magasins étaient trop éloignés des quais, mal disposés, isolés les uns des autres, et, de plus, contigus à des bâtiments remplis de tonneaux d'eaux-de-vie,de bois et de diverses matières combustibles, causant un danger permanent d'incendie. Les denrées s'y gâtaient et, soit par l'effet du mauvais état des constructions, soit par suite de vols fréquents, il n'en était pas une que l'on pût exporter ou consommer sans éprouver des pertes onéreuses.

Dans la pensée de remédier à ces inconvénients, la Chambre de Commerce demanda au gouvernement la suppression radicale de l'entrepôt réel à Bordeaux pour ne laisser subsister que l'entrepôt fictif. Chaque négociant aurait eu la faculté de garder chez lui les articles venant de l'étranger, en s'obligeant à les représenter aux vérificateurs des Douanes et à ne les sortir qu'après avoir payé les droits ou, en cas d'exportation, après s'être muni de permis pour le transport.

Ainsi présenté, le projet offrait de sérieuses garanties ; néanmoins, le directeur général des Douanes, redoutant des fraudes et des substitutions de marchandises, refusa de l'agréer.

Le régime de l'entrepôt à Bordeaux demeura dans cet état précaire jusqu'à ce que Balguerie-Stuttenberg, vers la fin de 1820, eût proposé la construction d'un bâtiment spécial. Il méditait d'imprimer au négoce plus d'ampleur à l'aide d'établissements commerciaux bien outillés et agencés, semblables à ceux qu'il avait vus fonctionner en Angleterre. L'entrepôt réel devait être exécuté d'abord, étant le plus indispensable ; mais, dans son esprit, la création de l'entrepôt serait complétée par la construction d'un bassin avec des docks ou magasins généraux dont l'usage était déjà très connu en Grande-Bretagne, en Hollande et en Allemagne.

Le moment parut favorable à Balguerie pour mener à bien cette affaire : le trafic se relevait, des cargaisons plus abondantes arrivaient constamment sur les rives de la Garonne : enfin, les circonstances allaient lui procurer un emplacement spacieux, à proximité du port, de la Bourse et du centre de la ville.

Une ordonnance royale du 5 septembre 1816, confirmant le décret impérial du 25 avril 1808, avait prescrit la démolition de la vieille forteresse, dite « Château-Trompette ». Les travaux venaient d'être achevés et Balguerie espérait qu'au nombre des lots formés pour la vente des terrains, il s'en trouverait un que la Chambre de Commerce pourrait acheter, à bon compte, en couvrant les frais par un emprunt, afin d'y édifier un entrepôt.

La Chambre adopta aussitôt cette opinion, séduite par la perspective de voir, dans un délai assez réduit, les marchandises préservées de tous les dangers permanents qui les menaçaient dans les magasins où elles étaient entassées. Suivant l'usage, une commission fut nommée avec mandat d'étudier le meilleur procédé à employer pour l'acquisition du terrain et l'établissement de l'entrepôt.

A cette date, Balguerie-Stuttenberg ne faisait pas partie de la Chambre de Commerce; il fut, néanmoins, invité aux séances où l'on discuta cette question de l'entrepôt et désigné, en sa qualité d'auteur du projet, comme rapporteur de la commission.

Le terrain choisi, en bordure de la place Laîné, et dont la surface était d'environ 7.000 mètres carrés, coûterait 300.000 fr., peut-être même 250.000 francs seulement. La construction exigerait environ 500.000 francs ; Balguerie envisageait également la nécessité de construire une estacade avec débarcadère, pour que les navires pussent décharger à quai en face de l'entrepôt. De cette façon, les marchandises seraient transportées plus aisément à terre, en évitant les frais du gabarrage 1. Les dépenses totales pouvaient donc être fixées à 800.000 francs et avec un droit de 0 fr. 25 par tonneau frappant les denrées entreposées, on obtiendrait une recette évaluée sans exagération à 80.000 francs par an, permettant d'acquitter facilement les intérêts de l'emprunt et les frais d'entretien.

Une fraction du produit servirait à l'amortissement, de telle sorte qu'en vingt-six ans, en 1850 au plus tard, la Chambre de Commerce serait dégagée de toute dette ou hypothèque et en possession d'un édifice rapportant un beau revenu.

Le 13 mars 1822 parut l'ordonnance concédant à la ville de Bordeaux la faculté de vendre le terrain destiné à l'entrepôt ; l'affaire, pourtant, ne put être conclue de suite avec la Chambre de Commerce, parce que l'emprunt de 800.000 francs Malgré les instances du haut négoce bordelais et les démarches personnelles de Balguerie-Stuttenberg, les formalités administratives furent très lentes, et, le 26 juin seulement, la Chambre obtint l'approbation gouvernementale.

Le choix d'un architecte fut également discuté et les suffragesse portèrent aussitôt sur Claude Deschamps, l'ingénieur du pont de Bordeaux, comme étant la personne qui réunissait les qualités désirables. Assurément, la construction de l'entrepôt ne rentrait pas tout à fait dans les attributions d'un membre du corps des Ponts et Chaussées, mais à ce projet était lié, nous l'avons dit plus haut, celui d'une estacade avec débarcadère ; Deschamps s'étant déjà occupé de c( genre do travaux, sa désignation s'expliquait d'elle-même, Instruit des intentions de la Chambre, Deschamps se déclara prêt à se charger de cette nouvelle mission, en prenant avec lui l'ingénieur Billaudel, dont nous avons déjà parlé à propos du pont sur la Garonne.

L'entrepôt fut ouvert en novembre 1824.

Le succès de l'entrepôt réel dépassa les espérances de son fondateur. En 1825, Balguerie-Stuttenberg, devenu président de la Chambre de Commerce, pouvait estimer à 12.000 francs le revenu mensuel de l'établissement, tandis que dans ses évaluations primordiales, il n'avait compté que sur un produit annuel de 80.000 francs.

Devant de tels résultats, Balguerie proposa à la Chambre la construction d'une annexe que le développement normal du commerce rendrait bientôt nécessaire, et l'achat, dans ce but, d'un terrain se trouvant libre à côté du premier édifice. On contracterait un second emprunt de 400.000 francs et cet emprunt servirait, tout à la fois, à couvrir les frais de la construction nouvelle et à rembourser les 300.000 francs avancés par la Banque.

Le commerce triangulaire

 Source : Mémoire de l'esclavage et de la traite négrière - Bordeaux & Gallica

A la veille de la Révolution, Bordeaux, premier port colonial français, accapare à lui seul près de la moitié du commerce colonial en envoyant notamment vers les îles d’Amérique deux fois plus de navires que Nantes ou Marseille. Le régime de « l’exclusif » interdit aux colonies de commercer avec les pays étrangers, ce qui va fortement profiter aux négociants bordelais.

Ceux-ci pratiquent principalement le commerce en ligne directe avec les Antilles, appelé commerce en « droiture ». Ce commerce est beaucoup moins risqué que les voyages « circuiteux » ou triangulaires fondés sur la Traite des Noirs. Sur l’ensemble du siècle, le commerce en droiture représente plus de 95% du commerce colonial bordelais. Ce n’est donc pas tant la Traite des Noirs qui enrichit Bordeaux que le commerce de denrées coloniales produites par les esclaves. Bordeaux a donc plus vécu de l’esclavage que de la Traite des Noirs proprement dite, ce qui n’est pas plus moral. L’essentiel du commerce bordelais se fait avec la grande île de Saint-Domingue qui est, à la fin du XVIIIème siècle, cinq fois plus peuplée et produit sept fois plus que chacune des autres îles des Antilles françaises. Saint-Domingue entretient des liens privilégiés avec l’Aquitaine, qui lui a fourni le plus de migrants : bon nombre de planteurs qui possèdent des esclaves sont originaires de la région. L’île accapare alors plus de 75% du commerce coloniale de Bordeaux et attire huit passagers sur dix. Elle est le pôle d’un trafic annuel de 550 à 600 navires.

C’est surtout après la guerre d’indépendance américaine (1783) que la Traite bordelaise connaît sa plus forte expansion allant jusqu’à représenter 12% du trafic colonial. Les négociants français sont désormais confrontés à la concurrence des Américains sur le marché des colonies. Pour autant, les besoins des îles en main-d’œuvre et les difficultés d’approvisionnement en esclaves sur les côtes occidentales de l’Afrique entraînent une forte augmentation du prix de vente des esclaves, ce qui va également inciter les négociants bordelais à intensifier la Traite des Noirs, désormais plus lucrative que le commerce traditionnel.

Un armateur négrier bordelais prepare une expédition de la même manière que celui de Nantes ou de Liverpool. Les navires, les cargaisons, les hommes, les site de traite, les retours, sont interchangeables, l'objectif et les moyens sont identiques. L'objectif que se fixe l'armateur est simple : faire fortune, et une expedition négrière le fait esperer, il s'agit de troquer à la côte de l'Afrique des captifs pour les vendre aux colonies aux meilleures conditions possibles. Le bénéfice brut dépend de la différence entre le prix d'achat imposé par les traitants africains et le prix de vente en vigueur sur le marché colonial a un moment donne.

La taille du bénéfice dépend de multiples facteurs, dont la concurrence n'est pas la moindre. En rivière de Bonny dans le delta du Niger ou à Malimbe au nord du Zaire, lorsque vingt navires et plus attendent ensemble leurs chargements de Noirs, la valeur de ces derniers peut doubler, l'inverse, un trop-plein de négriers en rade de n'importe quel port des colonies fait hausser les prix. Le Noir est une marchandise dont le cours fluctue en fonction de l'offre et de la demande.

L'armateur qui veut reussir son entreprise doit s'en donner les moyens, une expédition négrière ne s'improvise pas. Sa première tâche consiste à solliciter des partenaires financiers car il ne dispose pas du capital nécessaire, il leur donne des gages sérieux pour les convaincre. A défaut d'être neuf, le navire est sain et bien aménagé, le capitaine a de l'experience. L'argent réuni sert à équiper le navire, acheter la cargalson de traite, les vivres pour les marins et les captifs, payer les deux ou trois mois d'avances à l'équipage, souscrire les assurances.

Le capitaine ne part pas à l'aventure mais suit tes instructions de l'armateur qui lui indique sa destination, parfois comment s'y rendre et se comporter avec les habitants du lieu pour faire la traite. Aller de Bordeaux a la cote africaine prend un temps qui varie en fonction de dillerents paramètres. Les qualités de déplacement du navire, les conditions météorologiques, le nombre et la durée des escales, l'éoignement du site choisi. Les premieres semaines en mer permettent au capitaine d'apprecier les aptitudes de son batiment et la compétence de ses hommes d'équipage.

La traite des nègres, ne se fit à Bordeaux qu'assez tard dans le XVIIIe siècle, malgré l'exemple des autres ports français et les encouragements donnés par l'administration

Le commerce de Guinée avait été réglé par une déclaration royale de 1716 promettant des exemptions de droits de sortie pour les marchandises destinées à la côte d'Afrique et simplifiant les formalités d'entrepôt. Ce régime fut, il est vrai, de courte durée. Les arrêts du 10 janvier 1719 et du 27 septembre 1720 concédèrent le privilège exclusif de la traite, depuis le Sénégal jusqu'au cap de Bonne-Espérance, à la Compagnie des Indes ; mais celle-ci permit aux particuliers d'acheter des esclaves en Guinée, moyennant une redevance de 10 livres par tête. Poussés par la nécessité de recruter des travailleurs indispensables aux plantations des Antilles, les Bordelais se décidèrent en 1737 à expédier deux bâtiments négriers et, dès lors, le nombre de ces armements augmenta chaque année.

Bordeaux parvint même à concurrencer Nantes, la cité classique du commerce de bois d'ébène, surtout quand l'arrêt du 31 juillet 1787 eut rétabli la liberté de la traite. Plusieurs maisons trouvèrent dans ce trafic la source de véritables fortunes.

Balguerie, avait entrepris (avec deux associés) en décembre 1814 de faire construire à Brest et d’armer un navire de traite négrière en 1815, L’Africain (trois-mâts de 250 tonneaux et 22 hommes d'équipage) ; l’interdiction de la traite par Napoléon le 29 mars 1815 a empêché ce navire d’appareiller, malgré les efforts auprès des autorités au tout début de la Restauration. C’est révélateur des contradictions des mentalités et des croyances (surtout pour un protestant) au sein de bourgeoisies marchandes hésitant entre la résurgence de l’ancien temps négrier et l’avenir réel du commerce... même si, pendant quelques décennies, celui-ci continue à être partie prenante du système de production et d’échanges multi-territorial lié à l’esclavage caribéen, américain ou brésilien.

Le nom de Balguerie a été aussi porté (mais avec un lien familial remontant à l’arrière-grand-père Jacob Balguerie), par Jean-Étienne Balguerie junior (1756-1831), capitaine au long cours et négociant fortement associé au commerce lié à la traite des Noirs, entre 1783 et 1794 puis en 1803 – après avoir pratiqué la course (anti-anglaise) entre-temps – ce qui ne l’a pas empêché d’être élu à la Chambre de commerce de Bordeaux et député (entre 1827 et 1830).

A la fin de l'ancien régime, les relations entre la France, la côte d'Afrique et les Antilles avaient été fort actives : le commerce des esclaves en était l'élément capital. Les bâtiments arrivaient chargés de rhum, de verroteries, d'armes et de poudre qu'ils échangeaient contre du bois d'ébène. Le nombre des noirs ainsi enlevés annuellement à leur terre natale vers 1786 ou 1788 alla jusqu'à 30.000, ce qui, à raison de 1.300 francs par tête en moyenne, élevait à 39 millions la valeur des exportations humaines de l'Afrique occidentale. Quand la colonie du Sénégal, occupée par les Anglais durant les guerres de l'Empire, nous eut été restituée officiellement, le 24 janvier 1817, l'abolition de la traite avait tari sa véritable source de richesse.

Quelques armateurs peu scrupuleux essayèrent bien de continuer les pratiques d'autrefois et allèrent, en contrebande, chercher à la « côte » des esclaves destinés aux Antilles ; les croisières organisées par la France et l'Angleterre pour faire la chasse aux navires négriers rendirent cet odieux commerce chaque jour plus difficile.



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